I. Analyse de notre système politique : l’élection crée notre impuissance politique

I. B. L’élection n’est pas un catalyseur mais un inhibiteur de démocratie

« Il convient de ne pas violer l’un des principes fondamentaux de la méthodologie scientifique, à savoir de prendre les réfutations au sérieux. » (Paul Feyerabend)

1La démocratie est, littéralement, un régime politique qui donne le pouvoir (cratos) au peuple (demos). Il y a un problème majeur de définition du mot « démocratie » aujourd’hui : on nous a pris le terme permettant de désigner le régime que nous n’avons pas mais que nous pourrions souhaiter (l’authentique démocratie). Le terme sert aujourd’hui à désigner le régime actuel, alors que celui-ci devrait s’appeler « gouvernement (prétendument) représentatif ». Le mot « démocratie » a de plus été vidé de sa substance en étant employé n’importe où (on entend parler de « débat démocratique », de « décision démocratique », d’« élection démocratique »…). Quelques penseurs rappellent fort à propos ce qu’il faut entendre par démocratie : « Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du peuple tout entier. » (citation attribuée par Thucydide à Périclès), « Nous ne vivons pas dans des démocraties. [...] Nous vivons dans des États de Droit oligarchiques, c’est-à-dire dans des États où le pouvoir de l’État est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles [et rien de plus concrètement]. » (Jacques Rancière), « La démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. » (Abraham Lincoln), « Est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêts, et qui se fixe comme modalité d’associer à part égale chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions en vue d’arriver à un arbitrage. » (Paul Ricœur), « La démocratie n’est pas dans l’origine populaire du pouvoir, elle est dans son contrôle. La démocratie, c’est l’exercice du contrôle des gouvernés sur les gouvernants. Non pas une fois tous les cinq ans, ni tous les ans, mais tous les jours. » (Alain). Au regard de telles définitions, notre régime n’est clairement pas une « démocratie ». Nous sommes plutôt dans une oligarchie (car ce sont toujours les mêmes personnes qui nous dirigent : des professionnels de la politique qui correspondent à un milieu social homogène), dans une ploutocratie (car ce sont toujours des gens des classes aisées qui nous dirigent, jamais des pauvres) et dans une aristocratie (seuls ceux qui sont censés être les « meilleurs » pour gouverner, déterminés par l’élection, obtiennent le pouvoir : la direction effective des affaires publiques n’est pas l’affaire de tous les citoyens mais seulement d’une élite). Au lieu d’« oligarchie », certains parlent aussi de « cratocratie » (le pouvoir de ceux qui ont déjà le pouvoir) pour indiquer que les hommes au pouvoir s’en servent pour le garder (et ce sans être inquiétés par des contre-pouvoirs). C’est clairement l’élection qui est responsable de cette situation et qui nous éloigne de la politique et du pouvoir : « L’élection […] crée une division du travail politique. La politique a affaire avec le pouvoir, et la division du travail en politique ne signifie et ne peut signifier rien d’autre que la division entre gouvernants et gouvernés, dominants et dominés. Une démocratie acceptera évidemment la division des tâches politiques, non pas une division du travail politique, à savoir la division fixe et stable de la société politique entre dirigeants et exécutants, l’existence d’une catégorie d’individus, dont le rôle, le métier, l’intérêt, est de diriger les autres. » (C. Castoriadis)

Objection 1 : l’aristocratie n’est pas forcément antidémocratique, il suffit de prévoir des contre-pouvoirs.

Comme le disait Voltaire : « Un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne. ». Si l’on arrive à désigner un petit nombre de bons dirigeants qui doivent nous rendre des comptes et que nous disposons d’un minimum de pouvoir comme le référendum révocatoire, nous pourrons dire que nous sommes bien en démocratie car nous serons toujours la source du pouvoir et nous aurons un contrôle sur nos maîtres.

  • Réponse : nous aurons beau leur demander de rendre des comptes, les élus garderont la possibilité de s’opposer à l’intérêt général car ils auront davantage de pouvoir que le peuple. Par conséquent, ils se débrouilleront toujours pour dissimuler leurs manœuvres contraires à l’intérêt général en utilisant les pouvoirs que nous n’avons pas (ils ont un coup d’avance et comptent bien s’en servir). Tout pouvoir qui est dans les mains des aristocrates et pas dans celles du peuple est inévitablement un outil susceptible de se retourner contre lui, et en cela l’aristocratie s’oppose à la démocratie. En plus, les élus sont très forts pour frauder la loi en usant de leurs prérogatives pour masquer la chose (l’expérience le montre). Et comme, par définition de l’aristocratie, le peuple ne pourra s’apparenter à une commission d’enquête ayant des pouvoirs d’investigation (puisque ce type de pouvoir est nécessairement dans les mains d’élus), la reddition des comptes sera illusoire. Il est finalement impossible de contrôler les aristocrates car ils ont plus de pouvoir que nous : tout contre-pouvoir populaire est factice en aristocratie.
Objection 2 : dire que la démocratie consiste à donner le pouvoir au peuple, c’est faire preuve de populisme.
  • Réponse : le « populisme » est souvent lancé comme une accusation très péjorative. Or si l’on considère négativement le fait de vouloir défendre l’égalité politique des citoyens qui composent le peuple, c’est simplement que l’on est contre le principe même de la démocratie. Si ce terme a acquis une connotation péjorative, c’est peut-être aussi car actuellement, les politiciens qui disent défendre le peuple (populistes, donc) ne le font que par calcul stratégique et tiennent un discours globalement manipulateur. Pourtant, il est possible de chercher à défendre les intérêts du peuple sans essayer de le manipuler à de viles fins — c’est ce que l’on fait en défendant la démocratie.

« À l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. » (Rousseau)

2La notion de « démocratie représentative », parfois utilisée pour justifier que notre régime ne corresponde pas à la définition de la démocratie, n’a pas de sens. Elle est généralement utilisée pour être opposée à la « démocratie directe » (la vraie, en fait : cette dernière expression est un pur pléonasme), mais la notion de démocratie représentative suppose que les représentants ne sont que des porte-paroles du peuple, des délégués se contentant de respecter la volonté de leurs électeurs. Or les exemples de ruptures entre les décisions des élus et la volonté des électeurs sont extrêmement nombreux et mettent sérieusement en doute la possibilité en pratique qu’un régime représentatif puisse s’appeler « démocratie ». On peut penser au TCE, voté par les parlementaires en 2007 sous la forme du traité de Lisbonne malgré un « non » du peuple au référendum de 2005). On doit aussi remarquer que les élus ne nous représentent jamais socialement parlant (on trouve beaucoup moins d’ouvriers et de pauvres au pouvoir qu’il n’en existe réellement dans la société) alors que la notion de démocratie porte cette exigence de diversité sociale au sein des dirigeants (puisque c’est le peuple qui gouverne). Un régime qui accorde dans les faits davantage de représentants aux cadres qu’aux ouvriers n’introduit pas d’égalité sociale entre les citoyens (selon la classe à laquelle on appartient, on n’est pas aussi bien représenté).

Objection : la représentation miroir du peuple n’est pas une nécessité. Nul besoin d’être agriculteur pour voter un texte sur les OGM !
  • Réponse : si l’on croit au principe d’égalité politique, on doit admettre qu’un ouvrier et un cadre peuvent bénéficier du même droit d’être représenté par quelqu’un qui a une expérience de vie similaire à la sienne et connaît ses préoccupations pour les avoir vécues lui-même. La représentation n’a de sens en démocratie qu’à partir du moment où elle est fidèle à la réalité sociale (ce que l’élection s’avère en pratique systématiquement incapable de réaliser).

3L’élection pousse au regroupement en partis dirigés par des chefs (car un même parti peut se présenter à toutes les élections locales et être connu des électeurs, alors que les noms des candidats diffèrent partout et ne sont pas connus des électeurs). Or les partis politiques ont des logiques internes de conquête de pouvoir : leur objectif premier n’est pas de servir l’intérêt général, mais de conquérir le pouvoir pour imposer à tous un programme uniquement voulu par leurs membres. Ces programmes sont de plus le lieu privilégié des propositions simples et apparemment séduisantes mais inapplicables en pratique. « Les politiciens ne trouvent pas intéressante une opinion qui ne se prête pas à des déclamations de parti, et le commun des mortels préfère des opinions qui attribuent son malheur aux machinations de ses ennemis. Par conséquent, les hommes luttent pour ou contre des mesures tout à fait inapplicables, tout en se gardant bien d’écouter les quelques hommes dont l’opinion est rationnelle mais qui ne flattent les passions de personne. » (Bertrand Russel, Essais sceptiques, 1933). L’élection pousse dans la même veine au mensonge afin de séduire l’électeur, quitte à annoncer des promesses intenables. Par conséquent, est élu celui qui ment le mieux, celui qui dont le parti a trouvé la meilleure stratégie publicitaire pour mettre en valeur son candidat, celui qui a trouvé le programme le plus séduisant quitte à être irréalisable. L’élection sélectionne des gens qui ont une compétence publicitaire (l’existence de communicants qui entourent nos dirigeants politiques en est une bonne preuve), pas forcément une compétence pour gouverner un pays. 200 ans d’élections nous ont montré que les élus cherchaient largement à préserver des intérêts particuliers, qu’on obtenait rarement des gens si compétents et vertueux que cela.

« Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de s’en passer. » (Rousseau)

4L’élection rend complètement inutile le débat entre citoyens et la recherche de décisions convenant au plus grand nombre. Le vote étant individuel, chacun est invité à voter selon ses intérêts propres (typiquement, les pauvres qui votent à gauche pour garder leurs allocations et les riches qui votent à droite pour ne pas avoir davantage d’impôts à payer). C’est ce que constatent les chercheurs Lazarsfeld, Berelson et Gaudet dans The People’s Choice. How the voter makes up his mind. en étudiant les élections présidentielles de 1940 aux États-Unis : « Les vrais électeurs hésitants – les citoyens à l’esprit ouvert qui font de sincères efforts pour soupeser les enjeux et les candidats sans passion et pour le bien de leur pays dans son ensemble – existent principalement dans la propagande de campagne, dans les livres d’éducation civique, dans les films, ou dans la pensée d’idéalistes politiques. Dans la vraie vie, ils sont en fait peu nombreux. ». La recherche de l’intérêt général ne vient pas naturellement, il faut l’encourager, et ce n’est sûrement pas ce que les élections incitent à faire.

« La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader. Un système d’esclavage où, grâce la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude. » (Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley)

5« Agrandir et améliorer les cages est le contraire de les abolir. » (Louis Scrutenaire). On ne peut pas espérer réformer un régime représentatif fondé sur l’élection pour obtenir une démocratie, même avec des mandats impératifs, de la proportionnelle aux législatives ou un référendum révocatoire d’initiative populaire. Le problème est en effet plus fondamental encore : pour ne pas avoir des milliers de candidats à chaque élection (ce qui serait techniquement ingérable et insensé sur le plan théorique), il faudra toujours trouver un moyen de présélectionner les candidats, ce qui se fera mécaniquement au détriment des mouvements minoritaires, alors que la démocratie devrait aussi préserver l’expression politique de ceux-ci. De fait, l’élection nous donnera toujours à faire un faux choix entre des candidats que nous n’avons pas réellement choisis. Enfin, si nous tentons de rendre le système moins révoltant, cela risque seulement de rendre plus difficile l’émergence d’une contestation massive et globale de l’ensemble de la Constitution de la Ve République.

Objection : moi, j’ai le sentiment d’avoir le choix entre une dizaine de partis, c’est une échelle suffisamment nuancée.
  • Réponse : les médias de masse voire l’Éducation Nationale nous imposent en pratique une bipolarité UMP / PS, ce qui est déjà beaucoup plus limité comme spectre de choix. De plus, nous ne choisissons pas les candidats que les partis nous proposent (même en faisant une primaire au préalable : là aussi, une présélection est nécessaire parmi les candidats). C’est là qu’on voit que l’élection d’un candidat peut bien fonctionner pour élire un délégué de classe — car à 20 tout le monde se connaît — mais qu’à l’échelle d’un pays nous nous retrouvons à voter pour des inconnus présélectionnés que nous n’avons pas choisis au départ.

Suite : II. La cause des causes : le conflit d’intérêts lors de l’élaboration de la constitution

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