III. Solution alternative : la démocratie instituée par une assemblée constituante tirée au sort

III. A. Les bénéfices du choix du tirage au sort pour composer l’assemblée constituante

« Les élections sont aristocratiques et non démocratiques : elles introduisent un élément de choix délibéré, de sélection des meilleurs citoyens, les aristoï, au lieu du gouvernement par le peuple tout entier. » (Aristote, rapporté par Moses I. Finley dans Démocratie antique et démocratie moderne)

« Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie, le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie. » (Montesquieu)

À force de critiquer l’élection, que ce soit pour désigner des gouvernants ou les membres d’une assemblée constituante, une question se pose : à quoi peut donc bien ressembler un système politique sans (ou pratiquement sans) élections ? Rejeter les élections, ne serait-ce pas prôner un retour en arrière vers la monarchie ? En fait, dire cela, c’est oublier la possibilité d’une démocratie, une vraie, qui utilise nécessairement du tirage au sort (nous allons voir pourquoi). Qui dit « tirage au sort » dit « hasard », donc imprévisibilité du résultat et possibilité de désigner « n’importe qui », y compris des affreux. Cela semble absurde a priori et c’est normal : comment peut-on voir le tirage au sort comme clé de voûte de la démocratie alors que l’on nous a toujours dit que c’étaient les élections qui caractérisaient la démocratie ?

« On avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte, et l’on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère. » (Diderot).

1Il faut d’abord se rassurer sur l’étendue des pouvoirs que délivre le tirage au sort aux citoyens qu’il sélectionne : les personnes tirées au sort ne prennent absolument pas les pleins pouvoirs. Le tirage au sort ne sert pas du tout à désigner des maîtres envers lesquels on est supposé avoir confiance (comme le fait l’élection) mais des serviteurs auxquels on a toute raison d’opposer de la défiance. Toute comparaison avec nos députés serait sans objet : le tirage au sort ne vise en aucun cas à donner l’équivalent du pouvoir de nos députés aux personnes qu’il sélectionne, il vise simplement à désigner des personnes statistiquement représentatives socialement du peuple (pour peu que le nombre de personnes tirées au sort soit suffisamment grand – c’est la loi des grands nombres) selon un processus incorruptible (une personne malintentionnée n’a aucun moyen de favoriser sa sélection, alors que dans un système électif elle pourrait présenter sa candidature et mentir). L’assemblée constituante tirée au sort travaillerait publiquement et tout citoyen devrait pouvoir observer et commenter le travail des tirés au sort (Internet peut être bien pratique pour ce faire). Ces derniers ont tout intérêt à y prêter attention car leur projet de constitution devra être approuvé par référendum (on peut même envisager de laisser la possibilité à l’électeur d’approuver ou de refuser chaque article). Ainsi, quand bien même un improbable hasard ferait que des personnes majoritairement malintentionnées seraient désignées par le tirage au sort pour rédiger la constitution, leur proposition ne serait pas approuvée lors du référendum constituant et une nouvelle assemblée constituante serait formée.

2Statistiquement (c’est une règle qui découle de la loi des grands nombres en mathématiques), lorsque l’on effectue un tirage aléatoire au sein d’une population, et sous réserve que l’on choisisse un échantillon suffisamment grand, la probabilité que l’échantillon soit fidèle à la population étudiée est très haute. Par exemple, si l’on tire au sort 1000 personnes, il y a 95 % de chances que les résultats des actes qu’elles effectueront seront identiques à ce qu’aurait fait la population entière, et ceci avec une marge d’erreur sur le résultat des décisions de ± 3 % (calcul d’intervalle de confiance). Ainsi, si 60 % des Français sont opposés à un projet de loi et que l’on tire au sort 1000 personnes, entre 57 % et 63 % des tirés au sort seront aussi opposés à cette décision avec une probabilité de 95 % (vous pouvez vous en assurer avec cette animation). Ce sont là des gages de représentativité jamais atteints avec des élections. Ainsi apparaît-il qu’un collectif de personnes tirées au sort aura toutes les chances d’être diversifié, dans des proportions fidèles à la société française, et ces personnes auront par conséquent des intérêts contradictoires. De ce fait, le risque que ces personnes se mettent d’accord pour écrire une constitution instaurant une aristocratie dans laquelle leurs amis seraient par la suite impliqués est minime (et de toute façon, le peuple ne validerait pas un tel projet lors du référendum). Leurs intérêts seront forcément contradictoires : cela dessert les intérêts particuliers et promeut l’intérêt général. Les tirés au sort sont nécessairement, du fait de leur diversité, collectivement désintéressés vis-à-vis du texte qu’ils s’apprêtent à écrire. Ils n’auront par conséquent aucun complexe pour limiter drastiquement le pouvoir des futurs dirigeants puisque le conflit d’intérêts qui faisait précédemment obstacle n’a plus lieu d’être. Quoi de mieux que ce processus pour rédiger une constitution qui protège le peuple des abus de pouvoir et est conforme à ses volontés ?

Objection : il est tout de même très risqué de donner le pouvoir constituant à un collectif de personnes tirées au sort qui ne seront pas forcément des démocrates !

Avec le tirage au sort, on risque de mettre des affreux aux manettes ! Je n’ai pas confiance dans Roger (ou Ginette — ne soyons pas sexistes), mon voisin (ma voisine) incapable de gouverner sa propre maison ! Et puis, qu’est-ce qui nous assure que ces personnes, même si elles travaillent sous le regard de tous, ne chercheront pas à mettre en place une monarchie constitutionnelle ou tout autre régime ne protégeant pas assez l’intérêt général même s’il offre quelques garanties ?

  • Réponse : outre le filtre du référendum constituant qui devra s’ensuivre, il faut remarquer que le jour où une majorité de Français réclamera une assemblée constituante tirée au sort, cette majorité sera nécessairement démocrate, car la démocratie est la seule forme de régime qui organise la défiance à l’égard des éventuels représentants et c’est justement cette défiance qui aura soudé le peuple contre ses soi-disant représentants élus pour réclamer une assemblée constituante tirée au sort. Les monarchistes ne porteraient sûrement pas cette revendication car il n’y a pas de raison que des personnes tirées au sort toutes plutôt méfiantes à l’égard des soi-disant représentants mettent en place ce type de régime (même doté d’une constitution avec quelques restrictions). Ajoutons que l’élection n’est sûrement pas une meilleure solution pour composer l’assemblée constituante : l’histoire regorge d’exemples de traîtres qui ont acquis le pouvoir par des élections.

3Le tirage au sort permet l’amateurisme politique, ce qui est une bonne chose car il favorise la politisation des citoyens et permet que la Constitution qu’ils écriront soit compréhensible par le plus grand nombre (et non plus seulement par les juristes). L’honnêteté est beaucoup plus importante que la compétence pour écrire une bonne constitution. Il n’y a pas besoin d’être compétent pour demander après un temps de réflexion la reddition des comptes, le référendum d’initiative populaire et d’autres mesures défendant l’intérêt général, même si on ne connaît pas le vocabulaire de juristes qui les désigne (un citoyen peut très bien écrire que « Toute personne élue est responsable de ce qu’elle fait devant le peuple. Le peuple peut à tout moment lui demander des comptes et la congédier par un vote national. », là où un juriste aurait parlé de « reddition des comptes » et de « référendum révocatoire d’initiative citoyenne » — les deux rédactions veulent néanmoins dire la même chose dans le fond). De plus, du fait de la diversité des membres de l’assemblée, ils ne pourront logiquement se mettre d’accord que sur ce qui préserve l’intérêt général car aucun intérêt particulier ne leur sera commun. Le tirage au sort favorise ainsi l’incorruptibilité de l’assemblée. Pour preuve, de multiples exemples historiques montrent que le tirage au sort de serviteurs politiques fonctionne. Voir à ce sujet l’article d’Yves Sintomer, « Petite histoire du tirage au sort en politique. D’Athènes à la Révolution française » (La Vie des idées, 9 avril 2012. Disponible en ligne ici).

Objection : la rédaction de la Constitution et des lois est une chose trop importante pour être laissée à des amateurs tirés au sort.

Une loi écrite en des termes simples sera nécessairement floue et donc trop large pour le juge. La sophistication des textes juridiques n’est pas inutile, elle est absolument nécessaire si l’on veut être précis. Écrire des lois précises n’est pas forcément impossible en démocratie, mais il y aura toujours une majorité d’exclus qui ne pourront pas comprendre la loi.

  • Réponse : l’amateurisme politique ne signifie pas que les tirés au sort demeurent incompétents pendant toute la durée de leur mandat. Plus la charge qu’ils doivent assumer est complexe, plus on allonge leur mandat (parfois jusqu’à un an). Une assemblée constituante composée de citoyens tirés au sort ne rédigerait certainement pas la Constitution en une semaine. Les membres auraient le temps de se renseigner sur les différents mécanismes de contrôle du pouvoir que l’on peut mettre en place dans une constitution et d’en comparer les avantages. Quant à l’intelligibilité de la loi, il s’agit d’un défi dans tout régime, mais il est fort probable que des personnes tirées au sort parviendraient à trouver un meilleur compromis entre précision et intelligibilité de la loi que ne le feraient des juristes habitués à leur langage et donc moins capables de se mettre à le place du justiciable moyen. Remarquons aussi que la précision juridique est un garde-fou central dans notre régime actuel contre d’éventuels abus de pouvoir des juges, mais qu’en démocratie, les organes de contrôle étant présents à tous les niveaux, il serait possible de renoncer dans une certaine mesure à la technicité du langage juridique au profit de l’intelligibilité de la loi. Enfin, précisons que les citoyens sont déjà reconnus comme capables d’interpréter la loi pour décider de la culpabilité et de la peine des criminels jugés dans les cours d’assises : les jurés y sont tirés au sort parmi l’ensemble des citoyens de plus de 23 ans inscrits sur les listes électorales (articles 254 à 267 du Code de procédure pénale, lire en particulier l’article 261 alinéa 1 : « Dans chaque commune, le maire, en vue de dresser la liste préparatoire de la liste annuelle, tire au sort publiquement à partir de la liste électorale un nombre de noms triple de celui fixé par l’arrêté préfectoral pour la circonscription. [...] »), et ce depuis 1978. Pourquoi donc les citoyens seraient-ils compétents pour condamner un individu à des années de prison, mais pas pour écrire leur Constitution ?

Suite : III. B. Une constitution démocratique donne le pouvoir à l’assemblée des citoyens et utilise le tirage au sort pour désigner ses serviteurs

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