« Cherchez la cause des causes. » (Hippocrate, 480 av. JC)
Qui a choisi de mettre en place la constitution de la Ve République dont les divers méfaits ont été détaillés dans la précédente partie ? L’assemblée constituante de 1958 (dirigée par Michel Debré), qui a été instituée comme avant chaque changement de régime dans le seul but d’écrire une nouvelle constitution. C’est toujours une assemblée constituante qui rédige la norme supérieure, la constitution, c’est-à-dire le texte qui définit et organise les pouvoirs publics et surtout doit empêcher les abus de pouvoir.
Alors, pourquoi cette assemblée constituante n’a-t-elle pas rédigé une constitution digne de ce nom, suffisamment protectrice contre les dérives du pouvoir ? Est-ce simplement une question de malchance liée aux personnes qui s’y trouvaient ? Mais alors, comment se fait-il que, plus généralement, dans la plupart des États dotés d’une constitution aujourd’hui dans le monde, il n’en existe pratiquement aucune qui instaure un régime vraiment démocratique et protecteur contre les abus de pouvoir ?
« Tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie. » (Montesquieu, L’esprit des lois).
Pour comprendre la mauvaise qualité des constitutions qui sont aujourd’hui en vigueur dans les différents États du monde, il ne faut pas se focaliser sur la personnalité des membres des assemblées constituantes qui les ont rédigées mais plutôt sur la qualité du processus constituant. Pourquoi chaque assemblée constituante choisit-elle systématiquement, dans tous les États de Droit que nous connaissons, un système politique plein de défauts comme le gouvernement (prétendument) représentatif au détriment de la démocratie ? On entend dire que ces régimes sont « les moins pires que l’on puisse connaître » et qu’« il vaut mieux ça qu’une monarchie absolue ». C’est oublier une alternative : la vraie démocratie, dont les oligarques ne parlent jamais puisqu’ils détournent le mot en l’utilisant pour désigner à la place de la démocratie le gouvernement (prétendument) représentatif. Pourquoi les assemblées constituantes négligent-elles toujours la démocratie ? En fait, une observation que l’on peut faire systématiquement est que les gens qui rédigent des constitutions instituant des élections sont toujours les mêmes qui aspirent ensuite à être élus, eux ou leurs amis (exemple : Michel Debré, ami du général de Gaulle). D’ailleurs, il existe plein de citations de « bonnes gens » — comme le remarque l’historien Henri Guillemin — qui ne cachaient pas avoir toute confiance dans la capacité du « gouvernement représentatif » à maintenir l’ordre social en l’état sans changer les détenteurs du pouvoir, comme Tocqueville : « Je ne crains pas suffrage universel : les gens voteront comme on leur dira. ». Il semble logique que des gens qui s’apprêtent à se soumettre au texte qu’ils sont en train de rédiger ne vont pas chercher à restreindre leur futur pouvoir. En particulier, les assemblées constituantes composées d’élus écrivent nécessairement des règles favorables aux futurs élus (qui seront soit eux, soit des gens de leur parti dont ils sont solidaires). Ce ne sont pas les individus de chaque assemblée constituante qui a connu ce cas de figure qu’il faut blâmer, mais bien le conflit d’intérêts dans lequel ils se retrouvent. Il est humain, lorsque l’on se trouve en plein conflit d’intérêts, de ne pas chercher à se tirer une balle dans le pied en interdisant le cumul des mandats, en mettant en place un référendum révocatoire d’initiative populaire ou la reddition des comptes. Au contraire, toute personne qui possède du pouvoir cherche en toute logique à l’utiliser : « Chacun commande partout où il en a le pouvoir. » (Thucydide), « L’action humaine n’a pas d’autre règle ou limite que les obstacles. » (des Athéniens, signalés par Simone Weil), « La puissance va toujours au bout de ce qu’elle peut. » (Frédéric Lordon).
« Celui qui coupe ne choisit pas. » (règle traditionnelle à table !)
Ce n’est pas aux hommes au pouvoir d’écrire les règles du pouvoir. Et ce n’est pas non plus aux hommes qui s’apprêtent à conquérir le pouvoir d’écrire les règles du pouvoir. Thomas Paine l’explique ainsi : « Un gouvernement n’a pas le droit de se déclarer partie prenante dans un débat touchant aux principes ou à la méthode utilisés pour élaborer ou amender une constitution. Ce n’est pas à l’intention de ceux qui exercent le pouvoir gouvernemental qu’on établit des constitutions et les gouvernements qui en découlent. Dans toutes ces choses, le droit de juger et d’agir appartient à ceux qui paient et non à ceux qui reçoivent. ». C’est à nous d’exiger que cesse le conflit d’intérêts qui existe systématiquement dans les assemblées constituantes composées d’élus (ou pire, de personnes autoproclamées). Comment ? En rendant les constituants inéligibles ? Non, car ceux qui comptent être candidats dans le nouveau régime peuvent faire élire leurs amis dans l’assemblée constituante qui va en rédiger la constitution afin que celle-ci établisse des règles qui leur seront favorables. De plus, cette contrainte d’inéligibilité ne retirerait pas à l’assemblée constituante élue les nombreux travers qu’entraîne toute élection : on retrouve les problèmes de représentativité et de loyauté précédemment évoqués à propos de l’élection des dirigeants politiques en général (présélection des candidats, incitation au mensonge, nécessité d’être soutenu financièrement…). Pour ces deux raisons (le flagrant conflit d’intérêts et les travers généraux de l’élection), il apparaît nécessaire de trouver une autre manière de constituer l’assemblée chargée de rédiger la constitution. On ne peut pas confier la rédaction d’un texte à tout un peuple, alors comment sélectionner un nombre raisonnable de citoyens pour écrire la constitution si l’on doit renoncer au mode de sélection auquel nous sommes tant habitués ? En les tirant au sort !
Suite : III. A. Les bénéfices du choix du tirage au sort pour composer l’assemblée constituante