I. Analyse de notre système politique : l’élection crée notre impuissance politique

I. A. Notre impuissance politique est prévue par la Constitution

« Il faut qu’une constitution soit courte et obscure. Elle doit être faite de manière à ne pas gêner l’action du gouvernement. » (Napoléon Bonaparte)

L’ensemble des normes (Déclaration des droits de l’Homme, lois, décrets, contrats…) sont hiérarchisées dans le droit français selon la pyramide des normes. Au sommet de celle-ci se trouve la Constitution, qui s’impose à tous les textes de loi. Pour comprendre les défauts de notre système politique, il convient de s’intéresser à ce texte qui est supposé organiser au mieux les pouvoirs en nous protégeant des abus et en nous assurant du respect d’un certain nombre de libertés fondamentales.

1Nous devons d’abord faire le constat de notre impuissance politique : nous ne sommes que de simples électeurs, notre avis sur la politique nationale ne doit être pris en compte qu’une fois tous les 5 ans. Entre temps, le référendum est laissé à l’initiative des dirigeants et il n’existe aucune possibilité légale de faire annuler leurs décisions si le peuple les conteste (hormis le contrôle de constitutionnalité, mais de nombreuses lois conformes à la constitution de la Ve République ont fait l’objet de contestations populaires). En outre, les mandats ne sont pas impératifs et donc les programmes des candidats ne sont pas des engagements solides.

2Il nous faut aussi constater l’inertie du système : le choix que l’on nous propose lors des élections ne nous permet pas de défendre l’intérêt général. Quel que soit le parti que l’on nous présente, les inégalités sociales et le chômage demeurent voire empirent, nos services publics ne sont pas défendus voire sont menacés... Bref, il n’est pas étonnant dans ces conditions que les gens s’abstiennent de voter. Pour l’anecdote, le bipartisme a été dénoncé avec humour et pertinence par l’ancien premier ministre canadien Tommy Douglas en 1944 dans un discours allégorique connu sur le « pays des souris », invariablement gouverné par des chats (noirs ou blancs)... Un discours aisément transposable à d’autres pays et d’autres époques...

Objection : mais si ! Le NPA/LFI/PC/RN défend nos intérêts !
  • Réponse : ils n’ont aucune chance de passer du fait du mode de scrutin et du matraquage médiatique qui promeut toujours les mêmes partis. Et même si LFI ou le RN gagnait les présidentielles ou obtenait de nombreux sièges aux législatives grâce à un mode de scrutin proportionnel, cela n’assurerait pas la protection de l’intérêt général (voir argument suivant).

3Nous sommes insuffisamment protégés contre les abus de pouvoir car nous élisons des maîtres qui prétendent abusivement être nos représentants. « Pour pouvoir devenir le maître, le politicien se fait passer pour le servant. » (citation attribuée à Charles de Gaulle). Nous avons certes une toute petite garantie : la séparation des pouvoirs (souple, en plus : en pratique, l’exécutif utilise la majorité législative de son bord politique pour légiférer, et l’indépendance de la justice est un idéal menacé). Mais malgré cela, nos dirigeants mènent des politiques qui nous sont défavorables et des inégalités sociales très fortes pèsent sur notre société. La constitution de la Suisse indique dans son préambule, elle, que « La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres. ». Ajoutons à cela que nos maîtres politiques sont régulièrement impliqués dans des scandales qui montrent qu’ils défendent des intérêts particuliers et donc abusent de leur pouvoir. Il faut bien comprendre que le concept de « démocratie représentative » n’a été inventé que pour légitimer des régimes instaurés par des gens qui craignaient le pouvoir du peuple. Aux États-Unis, le philosophe Takis Fotopoulos relève que « Les pères fondateurs de la constitution américaine n’en voulaient pas (fin du XVIIIe siècle) et ont donc inventé la démocratie représentative. Leur objectif réel était de dissoudre le pouvoir populaire, afin de garantir que le système démocratique, qui prétendait répartir le pouvoir à égalité, serait bien compatible avec la dynamique de l’économie de marché, qui provoquait déjà une concentration du pouvoir entre les mains d’une élite. […] Si la démocratie représentative a été inventée, ce n’est pas parce que la population était trop nombreuse. Le raisonnement des pères fondateurs n’était pas : “La représentation est nécessaire parce que la république à un vaste territoire” mais “Il est souhaitable d’avoir une république territorialement étendue pour que la représentation soit inévitable”. La notion de représentation […] a donc été imaginée pour servir de filtre : elle était exactement l’inverse de l’Iségoria, l’impératif d’égalité de parole de la démocratie. […] Ainsi comprise, la démocratie cessait d’être l’exercice du pouvoir politique : on en faisait au contraire l’abandon de ce pouvoir, qui se trouvait transférée, via les élections, à une élite politique. ». En France, l’abbé Sieyès (député du tiers-état ayant rédigé le serment du Jeu de paume et participé à la rédaction de la constitution après la Révolution) le reconnaissait lui-même dans un discours du 7 septembre 1789 : « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. ».

4« Aux yeux des riches, la seule valeur de votre existence, c’est qu’ils ont besoin de votre bulletin de vote à chaque élection pour faire élire les politiciens dont ils ont financé la campagne. » (Michael Moore). Il est quasiment impossible pour un citoyen lambda de s’engager pour participer aux décisions politiques du pays car il n’y a pas d’égalité réelle entre les candidats aux élections. Le mythe de l’égale éligibilité des citoyens ne tient pas : pour être élu par des millions de personnes, il ne suffit pas d’avoir des qualités, il faut se faire connaître par une campagne que seule une personne très riche ou soutenue par des puissances d’argent peut financer. Ceci vaut autant pour l’aspect matériel que pour la présence dans les médias nationaux, l’égalité réelle du temps de parole dans les médias de masse n’existant que pendant quelques semaines avant les élections — et c’est même d’ailleurs déjà trop pour un certain nombre d’éditorialistes. Or ces puissances d’argent (les 1 %, parfois proches des plus gros actionnaires des médias de masse) ont des intérêts particuliers plutôt contraires à l’intérêt général (ou du moins à l’intérêt du plus grand nombre, les 99 %) (exemple : le Code du travail) : l’élection nous assure que nos dirigeants seront redevables de leur élection à des puissances d’argent et non au peuple, donc qu’ils n’agiront pas dans l’intérêt de ce dernier (ou seulement en apparence juste avant les élections pour briguer un nouveau mandat), tout simplement car d’autres intérêts priment. On remarque au passage que, sauf mandat unique prévu par la constitution, les élus doivent travailler à leur réélection en même temps qu’ils exercent leurs fonctions. L’élection prévoit donc intrinsèquement que l’élu ne travaillera pas exclusivement à préserver l’intérêt général (il doit aussi travailler à préparer sa réélection ou à organiser sa succession).

Objection 1 : il n’y a qu’à rembourser la campagne électorale si l’on veut que les élus ne soient redevables auprès de personne.
  • Réponse : il y a toujours des seuils légaux de nombre de voix pour être remboursé (ce qui étouffe les minorités qui risquent trop gros à se lancer alors que les médias s’acharnent sur eux ou les boycottent totalement — exemple du Parti pirate inexistant dans les médias ou de Cheminade grossièrement caricaturé) et des plafonds de remboursement. Or la compétition appelle la surenchère : les candidats ont toujours besoin de plus d’argent que leur adversaire pour remporter l’élection, et donc ils atteignent nécessairement le plafond pour finalement avoir recours au soutien occulte d’une puissance d’argent.
Objection 2 : pour éviter le mensonge, les promesses intenables et les trahisons, ne suffirait-il pas d’obliger les élus à rendre des comptes sans pour autant renoncer à l’élection ?
  • Réponse : nous aurons beau leur demander de rendre des comptes, l’élection gardera sa dimension aristocratique car elle désigne un petit nombre d’élus, supposés être les meilleurs, qui ont davantage de pouvoir que le peuple. Tout contre-pouvoir populaire est factice dans de telles circonstances (voir à ce sujet le point I.B.1, première objection). Les candidats des puissances financières continueront à frauder y compris lors de la reddition des comptes, et nous n’aurons pas le pouvoir d’enquêter sur la sincérité des comptes-rendus. Si l’on nous propose d’élire des enquêteurs, qu’est-ce qui nous garantira que ces derniers ne sont pas eux aussi financés par des puissants ? On ne s’en sort pas : l’élection est aristocratique et l’aristocratie exclut tout contre-pouvoir populaire réel. Ceci s’oppose à la démocratie qui veut que le peuple détienne vraiment le pouvoir.

5La constitution qui s’impose à nous aujourd’hui est un héritage de celle du 4 octobre 1958, qui a été écrite pour De Gaulle. Elle a donné un pouvoir démesuré à l’exécutif. Cela avait du sens pour un homme qui voulait sincèrement défendre les intérêts nationaux, mais c’est dangereux pour des présidents moins vertueux. Notre constitution actuelle, bien que réformée sur de nombreux points depuis 1958, a gardé cet esprit d’exécutif fort typique d’une « dictature éclairée » menée par la personne du Président. Est-ce vraiment le meilleur système pour protéger le peuple des abus de pouvoir ? On peut en douter.

« C’est un extrême malheur d’être sujet d’un maître duquel on ne peut jamais être assuré qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il le voudra. » (Étienne de la Boétie, La servitude volontaire, 1576).

6« Dès qu’on se laisse gouverner, on est mal gouverné. » (Alain). Dans le système actuel, nous sommes dépossédés de tout rôle politique quotidien : notre implication est l’exception au lieu d’être la règle. Nous sommes ainsi éloignés de la politique alors que c’est elle qui est susceptible de protéger nos services publics et nos salaires, de réduire le chômage, la pauvreté, les conflits avec son employeur... Brefs, nos problèmes de tous les jours, qui intéressent forcément chaque individu, même celui qui prétend que la politique ne le concerne pas !

7Si nous tentons de nous révolter, on nous rétorque qu’il suffit d’aller voter et la police nous réprime : notre impuissance politique est rendue possible par l’existence d’élections qui légitiment que l’on étouffe (ou du moins ignore) toutes les contestations qui s’expriment autrement que par la voie électorale (réforme des retraites, aéroport de Notre-Dame-des-Landes, mariage homosexuel...). Cela se traduit par la tendance de l’oligarchie élue par la majorité à imposer ses vues aux minorités politiques et à éviter toute initiative de délibération à visée décisionnelle au sein du peuple. Ainsi, la prise en compte des intérêts des minorités n’est assurée que par le bon-vouloir occasionnel des élus de la majorité (exemple des droits des LGBT ou des étrangers, longtemps méprisés et encore partiellement ignorés pour la simple et bonne raison qu’il n’est pas rentable dans un système électif de défendre des minorités puisque c’est la majorité seule qui a le pouvoir de réélire).

Objection 1 : les minorités sont prises en compte car elles disposent de sièges à l’Assemblée nationale.
  • Réponse : l’Assemblée nationale actuelle ne propose que des débats dont l’issue est écrite d’avance par la seule majorité, puisque le mode de scrutin favorise l’existence d’une majorité absolue — qui est d’ailleurs artificielle en ce qu’elle ne représente pas la répartition des opinions politiques du peuple. Et quand bien même le mode de scrutin des députés serait la proportionnelle, la délibération des lois resterait réservée à nos soi-disant représentants. Il nous faut bien reconnaître que le régime actuel n’accorde aucune importance à la délibération des citoyens, il ne prévoit aucune possibilité pour ceux-ci de débattre dans un cadre institutionnel en vue d’adopter ou de rejeter eux-mêmes une loi. C’est ainsi que les opposants au mariage homosexuel n’ont cessé de se plaindre de l’« absence de débat » et ont parfois tenté de faire pression sur des parlementaires : bien que les débats étaient omniprésents dans la société, leur issue n’avait aucun rôle à jouer dans le processus délibératif prévu par la Constitution, qui exclut totalement les citoyens et réserve le débat décisionnel aux élus.
Objection 2 : on peut contester le choix qui nous est proposé en votant blanc.
  • Réponse : le vote blanc n’est jamais compté dans les suffrages exprimés, ce qui signifie qu’il n’apparaît pas dans les résultats électoraux puisque le pourcentage obtenu par chaque candidat représente une proportion des suffrages exprimés. L’aspect contestataire du vote blanc est donc mis à mal par les règles électorales. Et quand bien même on arriverait à les réformer, cela ne garantirait nullement que le vote blanc permettrait d’obtenir de nouveaux candidats représentant réellement leurs électeurs.

8« Le secret d’une autorité, quelle qu’elle soit, tient à la rigueur inflexible avec laquelle elle persuade les gens qu’ils sont coupables. » (Raoul Vaneigem). Au-delà de la légitimation de l’action des élus au détriment de toute contestation extérieure au processus électif, l’élection permet d’attribuer à l’ensemble des électeurs la responsabilité des erreurs des élus. Si les actions de l’élu sont mauvaises, les électeurs sont supposés avoir une part de responsabilité : ils auraient fait un mauvais choix, ils n’auraient pas été capables de prévoir les trahisons possibles dans le futur mandat ! Mais la liberté du choix (qui autorise le blâme postérieurement) ne commence qu’à partir de l’instant où l’on fait la différence entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Cette rhétorique évite en fait aux élus d’avoir à assumer la pleine responsabilité de leurs décisions en laissant dire que leurs erreurs dépendent en partie de la volonté de leurs électeurs.

Suite : I. B. L’élection n’est pas un catalyseur mais un inhibiteur de démocratie

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